Présentation générale du secteur

Le troisième secteur forme l'angle sud-est actuel de l'ensemble fortifié (1) (voir plan de situation). Il constituait à l'origine une extension vers l'est de la basse-cour des écuries méridionales (secteur 4), en face des écuries orientales (secteur 2) ; avant l'époque mamelouke, il était séparé de celles-ci par le fossé prolongeant le grand berqil, qui fut obturé par la construction de la tour 46 (voir restitution). Sa construction intervint à flanc de coteau, sur les escarpements primitifs situés à l'est de l'enceinte de la basse-cour méridionale : ils ne sont plus décelables aujourd'hui, l'intérieur de l'enceinte ayant été remblayé dès l'époque franque. Quant à sa vocation, elle était, d'une façon évidente, de pallier l'insuffisance défensive de la zone sud-est de la basse-cour méridionale contenant l'accès sud à la forteresse.

L'enceinte de cette basse-cour forme en plan un trapèze irrégulier qui s'accroche au flanc oriental de la basse-cour méridionale ; primitivement, ses trois faces nord, est et sud étaient visibles, mais la construction de la tour 46 à l'époque mamelouke a masqué en grande partie la courtine nord dont on ne voit plus au premier abord qu'un petit fragment de la face intérieure (2). Cette tour 46 se distingue sans difficulté du reste de la construction extrêmement homogène de l'enceinte franque de la basse-cour : en effet, alors que l'enceinte est bâtie dans un appareil assisé de blocs de basalte très sombre, où les angles et les pédroits sont soulignés par l'emploi de pierres de taille calcaire,  la tour 46 est toute entière construite en pierres de taille calcaire qui se détachent nettement. Par ailleurs, les courtines franques sont dépourvues de glacis, alors que la tour 46, placée en saillie par rapport à la courtine est, est pourvue d'un glacis hypertrophié dont on a vu,dans l'étude du secteur 2, qu'il est venu se plaquer au nord sur l'ancien glacis sud de l'écurie 26.

De la même façon, on distingue nettement, dès l'examen extérieur, la surélévation réalisée en pierres calcaires qui concerna les deux courtines à l'époque mamelouke. Dès l'origine, cette courtine, placée en front d'attaque, fut dotée d'une hauteur plus importante que le deux autres, moins exposées ; cette différence fut accusée encore par la surélévation.

Les courtines de l'enceinte semblent, depuis l'extérieur, exclusivement affectées à la défense, percées qu'elles sont par des archères à étrier établies à tous les niveaux, établissant certainement la datation à l'époque franque ; on note au sud la présence d'une ancienne poterne placée en position surélevée par rapport aux soubassement rocheux. Elle était surmontée d'une jolie bretèche au profil courbe qui a malheureusement perdu une partie de sa fermeture extérieure. Les archères sont pourvues à leur base d'étriers semi-circulaires qui s'allongent et s'élargissent aux niveaux supérieurs pour faciliter le tir en plongée.

Dans une première époque, les courtines étaient couronnées par un parapet crénelé ; au sud-est, du fait de la dénivelée existant entre les courtines, on acheva ce parapet par deux curieuses tourelles accolées pourvues chacune d'un créneau, le passage entre leur plan incurvé et le tracé anguleux de la courtine étant réalisé par deux jolis congés prismatiques. Comme au secteur 1 et au secteur 2, les constructeurs mamelouks entreprirent de ménager un niveau garni de bretèches, et probablement un niveau crénelé au-dessus ; pour cela, les créneaux francs furent bouchés, et surmontés de consoles pour les bretèches. Une des photographies de de Clercq prise en 1851, avant l'installation du village ottoman, montre néanmoins les parapets mamelouks dérasés laissant émerger seulement quelques assises des bretèches : en revanche la tour 46, construite à la même époque que les bretèches mameloukes, possédait bien un niveau de chemin de ronde crénelé au-dessus d'un niveau en encorbellement formé par un mâchicoulis continu, comme le montre une autre photographie de de Clercq, et, de la même façon, la tour 43 (secteur 4) conservait alors la totalité de sa galerie de mâchicoulis à deux niveaux.

Les photographies des années 1930 montrent que toutes les courtines de l'ouvrage étaient déchaussées sur des hauteurs impressionnantes, avec des ouvertures béantes. Il ne fait guère de doute que ce déchaussement résultat d'un pillage volontaire des pierres - il présentait en certains endroits, comme au bas de la courtine oriental, un tracé parfaitement régulier qui ne trompe pas (3).

 L'intérieur de ce secteur, si l'on excepte la tour 46, se trouvait cantonné entre l'enceinte primitive de la basse-cour méridionale, et les trois courtines de l'enceinte ; il était situé en contrebas de la basse-cour. Les jardins et les masures ruinées appuyées aux murs qui l'occupaient furent dégagés dans la décennie 1930 sous la direction de Pierre Coupel (voir photo après dégagement). Ils firent apparaître les superstructures d'un hammam mamelouk assez bien conservé, inséré dans cette zone située en contrebas, disposition facilitant largement l'approvisionnement en eau.

Ce secteur ne paraît pas avoir été endommagé pendant le siège de 1271.

(1) Ce secteur fait, comme le précédent, l'objet des analyses suivantes :
Crac-2006 : p.293-304 (Timm Radt).
Krak-2011 : p.237-240 pour la description ; les datations sont malheureusement éparpillées suivant les époques.

(2) En fait, un pan extérieur de cette courtine est visible dans la salle haute de la tour 46 : on y revient ci-dessous.

(3)  Ces vides furent comblés sous la direction de l'architecte Pierre Coupel entre 1930 et 1940 (voir photo ).

L'enceinte et les galeries de défense

Les constructeurs jetèrent sur les flancs de la colline les fondations de murs d'une épaisseur considérable, allant de 4,7 à 4,9 m, sur une hauteur allant jusquà plus de 9 m ; si cette dimension considérable avait probablement un but de stabilisation et de résistance à la sape, elle se justifiait également du fait d'un programme systématique de galeries voûtées desservant les archères perçant la courtine, ouvertes vers l'intérieur de la place par de grandes ouvertures couvertes d'arcs brisés. Ce parti, que l'on retrouve à l'identique dans les courtines du secteur 7, est caractéristique, au Crac, des ouvrages des dernières campagnes.

 

Le niveau souterrain (voir plans niveaux 1a ou 1b  et écorché )

Pour aménager le premier niveau défensif, établi à peu près  à 7 m en contrebas de la basse-cour méridionale, on remblaya l'espace intérieur des courtines ; on disposait ainsi d'une plate-forme à ciel ouvert qui donnait accès à trois niches d'archères à l'est et une au sud. Lorsque le hammam fut construit, ce niveau devint souterrain ; on ménagea alors un couloir périphérique voûté pour maintenir leur desserte. Ces archères couvertes d'un linteau possèdent une très légère plongée au droit de l'étrier extérieur ; leurs niches couvertes en berceau brisé s'ouvrent vers l'intérieur par des arcs à double rouleau, le rouleau extérieur prolongeant la voûte de la niche alors que le rouleau intérieur rétrécit son entrée.

Ce niveau possédait au moins une poterne vers le sud, bouchée depuis des siècles, probablement depuis le siège de 1271. Elle est couverte d'un linteau surmonté par un arc de décharge à double rouleau pour lequel les maçons ont joué de l'alternance des matériaux pour obtenir un effet plastique intéressant ; intérieurement elle était dotée d'une paire de vantaux, sans herse. Selon toute probabilité, il a existé symétriquement vers le nord, une autre poterne (voir plan du niveau 1b) ; cette poterne a été partiellement détruite lors de la construction de l'escalier descendant au niveau bas de la tour 46, mais cet escalier a  réutilisé une partie de son couloir, laissant en place le piédroit oriental primitif (1). La poterne nord était placée sous la protection de la bretèche existant de ce côté, comme au sud.

 

Le niveau bas (voir plan niveau 3 et écorché)

Aujourd'hui situé au niveau de la terrasse du hammam, le niveau bas était  en hauteur à l'époque franque, et dominait la  cour intérieure. C'est à partir de ce niveau que les constructeurs francs commencèrent d'utiliser la solution des galeries voûtées ; mais ils ne l'appliquèrent qu'à la courtine est.

Au nord, la courtine est prise en sandwich entre le hammam et la tour 46 ; mais elle a servi de mur latéral à la tour, les maçons mamelouks se contentant d'y appuyer les murs de celle-ci. Aussi la paroi sud de la salle haute de la tour 46 est tout simplement l'ancienne courtine franque ; on y voit en hauteur, à l'intérieur de la salle au sud-est, l'unique console subsistant de ce qui fut une bretèche avant que la tour n'obture l'ancien fossé (2).

La plate-forme sommitale de cette courtine nord émerge à peine au-dessus de la terrasse sur le hammam ; on reconnaît cependant son emprise, délimitée par les deux escaliers qui longent sa face interne pour descendre au hammam. Elle est bordée au nord par les restes de  l'ancien parapet franc, qui ont été intégrés à la tour 46 : on les reconnaît à leur parement de basalte. De façon notable, on y matérialise quatre des montants verticaux délimitant les alvéoles d'une longue bretèche à cinq orifices verticaux (3). Ils étaient six avant les restructurations mameloukes ; les quatre montants intermédiaires étaient évasés à la base, et marqué sur leur première assise par une rainure horizontale dont l'utilité échappe. Ces montants sont similaires à celui qui existe encore à la bretèche sud , qu'on décrira plus loin.

Il ne semble pas que la faible épaisseur du parapet de cette courtine ait autorisé un voûtement pour délimiter une galerie ; pas plus n'existe-t'il la moindre trace d'un collage sur le parement de la courtine voisine, de telle sorte qu'on peut faire l'hypothèse que le niveau visible aujourd'hui était à ciel ouvert et seulement crénelé de chaque côté de la bretèche (4).

Depuis la plate-forme de la courtine nord, on accède par une porte rectangulaire dans la galerie voûtée de la courtine est. Cette courtine s'ouvre vers la cour par deux grandes baies couvertes en arcs brisés ; ces arcs ne sont pas appareillés à double rouleau, à la différence du niveau inférieur. Les archères sont à ébrasement simple, couverts de linteaux sans coussinets (5).

La galerie de la courtine est vient s'appuyer sur le niveau correspondant de la courtine sud, qui est presqu'entièrement plein si l'on excepte, à son extrémité ouest, la présence d'une niche d'archère identique dans sa facture à celles de la courtine orientale au niveau souterrain : l'arc d'entrée, formant rétrécissement à l'entrée de la niche, y est à double rouleau de claveaux calcaires, renforcés encore par un rouleau de basalte (à la manière de la poterne sud), et il forme un rétrécissement à l'entrée de la niche .

 

Le niveau intermédiaire (voir plan niveau 3 et écorché )

L'absence d'élevation de la courtine nord entraîne une inversion pour la desserte du niveau intermédiaire ; c'est, en effet, par le sud-ouest qu'on peut y accéder, à l'extrémité de la courtine sud .  La courtine vient ici se coller - assez maladroitement - sur le massif arrière de la tour 43, complexe,  qui est étudiée dans le secteur 4. A la base, l'escalier d'accès à la courtine recoupe l'ancienne enceinte orientale de la basse-cour des écuries, dont la trace fossile existe encore en coupe (6). Plus haut, la galerie voûtée vient buter, du fait de l'implantation de la courtine, sur la face est du massif arrière 43 ; les constructeurs rattrapèrent tant bien que mal cette maladresse d'implantation en écartant l'arc de tête pour élargir l'accès, mais ceci obligea à pratiquer un remplissage entre l'arc de tête et le massif.

La galerie voûtée possède deux grandes arcades en arc brisé vers la cour pour s'éclairer ; les arcs de tête ne comprennent qu'un rang de claveaux, contrairement au niveau inférieur. Elle surveillait le sud par trois archères  à ébrasement simple, dont les linteaux sont déchargés par de jolis coussinets en quart de rond à listel. De plus, la galerie était pourvue d'une  bretèche à deux orifices surveillant la porte ; cette bretèche est desservie par une niche en plein cintre où l'on remarque le montant à base évasée, identique à ceux de la bretèche nord.

À l'extrémité nord-est de la galerie, une porte donne accès à la  courtine orientale. assez ruinée, aujourd'hui à ciel ouvert. Elle l'était aussi primitivement, à l'époque franque : on a vu plus haut qu'il s'agit du niveau où se remarquent extérieurement les  créneaux bouchés  de l'ancien chemin de ronde. Le parapet était percé de trois archères et trois créneaux.

 Ce chemin de ronde franc à ciel ouvert fut profondément transformé à l'époque mamelouke : on aménagea une galerie voûtée sur toute la longueur de la courtine, délimitée vers la cour par un mur de calcaire blanc de moyen appareil assez irrégulier, percé d'une porte au nord et d'au moins une arcade au centre de la courtine. Vers le sud, ce mur a disparu ; dès avant 1929, il avait été réparé en moellons. La galerie voûtée communiquait au nord avec la terrasse de la tour 46 par une grande ouverture en pierre de taille dont subsistent les montants (celui de l'est étant le merlon franc) et les sommiers.

Vers l'extrémité nord, la galerie fut dotée à une époque tardive d'une cheminée identique à celle présente dans la chambre haute du bâtiment 26 (voir secteur 2) : on élargit pour cela l'ouverture d'un créneau, et l'on ménagea une arcade voutée en arc segmentaire, percée d'un orifice pour laisser passer les fumées (7).

La voûte mamelouke s'est écroulée depuis belle lurette ; elle supportait un chemin de ronde pourvu de bretèches qui communiquait avec le niveau haut des défenses sommitales de la tour 46 (voir restitution).

 

Le niveau supérieur (voir plan niveau 4 et restitution)

Ce niveau n'existe qu'à la courtine sud, n'ayant jamais été construit sur la courtine voisine. Il consistait primitivement en un chemin de ronde à ciel ouvert, dont le parapet était percé par quatre créneaux entre lesquels se trouvaient des archères à étrier. Comme on l'a vu plus haut, il se terminait par deux  tourelles percées d'un créneau chacune ; cet édicule devait être primitivement à ciel ouvert.

À l'époque mamelouke, on disposa une galerie voûtée sur l'ancien chemin de ronde (voir restitution en écorché) , exactement comme on le faisait pour la courtine orientale : les créneaux furent bouchés, et une voûte en plein cintre fut construite. La galerie s'éclairait par deux grandes baies, à la manière de celle réalisée par les Francs au niveau inférieur.. Le raccord à l'arrière de la tour 43 fut alors repris sans beaucoup de recherche pour assurer le retour du mur intérieur de la galerie ; intérieurement, le travail ne fut guère plus soigné, une rampe étant aménagée pour remplacer les quelques marches qui existaient probablement à l'époque franque pour assurer le raccord des niveaux entre la courtine et l'arrière de la tour.

Cette galerie voûtée supportait un chemin de ronde garni de bretèches, comme en témoignent les consoles qui subsistent aujourd'hui ; il communiquait avec le niveau bas des mâchicoulis de la tour 43. On ignore s'il était prévu initialement de construire une autre galerie voûtée à ce niveau, comme il était d'usage à l'époque mamelouke pour les niveaux à bretèches. S'il fut prévu, il ne semble pas avoir été construit.

(1) Malheureusement, ni Crac 2006 ni Krak 2011 n'ont étudié en détail les parois de cet escalier dans sa partie haute. Les plans fournis dans Crac 2006, fig.240 (2.UG), ne semblent pas faire état de la poterne, mais ils ne sont pas assez précis pour le permettre.

(2) Console signalée par Crac 2006, p.303 et fig.240, indice 13 ; nous ne disposons pas de photographie. Elle est reportée sur notre plan du niveau 2.

(3) Crac 2006, p.303, l'a signalée le premier..

(4) Le massif en appareil basaltique , à l'est de la bretèche, semble d'époque, même s'il est percé d'une porte probablement moderne destinée à rejoindre la salle haute de la tour 46. De l'autre côté, le segment de mur limité à l'ouest par trois grande pierres de taille n'est pas moins difficile à interpréter ; on pourra néanmoins le comparer au parement d'extrémité nord de la galerie est, au niveau intermédiaire.

(5) Ils diffèrent ainsi des archères de la courtine sud.

(6) Le raccord a été restauré par Pierre Coupel dans les années 1930. Lors de la première mission de Deschamps, on voyait encore un gros vide dans le massif arrière de la tour 43, marquant une zone où les habitants du village pillèrent des pierres, constituant probablement une cave sommaire pour l'occasion.

(7) Une photographie ancienne, prise par le baron d'Oppenheim (Freiherr von Oppenheim) vers 1900 montre une maison ottomane occupant l'extrémité de la courtine, ce qui explique probablement la présence de la cheminée.

Le hammam (plans niveau 1a et 1b)

La basse-cour sud-est fut utilisée pour installer un hammam, au premier niveau de défense franc (niveau souterrain) ; les caractéristiques de cette installation ne laissent aucun doute sur sa datation à l'époque mamelouke. L'intérieur de l'enceinte fut nivelé (voir restitution évolutive), et totalement occupé pour construire les installations compactes d'un hammam (voir restitution en écorché ); seule la plate-forme constituant le dessus de ce hammam est visible depuis les alentours, percée de vides qui correspondent aux anciennes coupoles et aux escaliers . L'ancien mur d'enceinte de la basse-cour des écuries sud, désaffecté dès la fin de l'époque franque, fut en partie restauré du côté oriental (1) ; son extrémité nord fut dérasée pour laisser place à un escalier d'accès à la zone, peut-être à l'emplacement d'une porte franque préexistante.

Depuis la plate-forme du hammam, deux possibilités existaient pour desservir ce dernier (plan niveau 1b). Le plus large et manoeuvrable était accessible au sud-ouest, par un escalier coudé desservant le foyer de la salle de chauffe et le couloir périphérique voûté longeant les anciennes courtines : celui-ci dessert la poterne et les archères franques. Après avoir longé une petite  chambrette servant vraisemblablement au stockage de bois, le couloir remonte à l'air libre par un escalier plus étroit au nord-est.

C'est à cet endroit précisément, symétriquement et en prolongement de l'escalier précédent, que se trouve l'escalier descendant au vestiaire du hammam. L'escalier s'interrompt par un palier qui dessert le vestiaire ; il se prolonge au-delà pour descendre dans l'ancien fossé jusqu'à la poterne de la tour 46 ; on y reviendra en décrivant celle-ci.

Le vestiaire est une chambre carrée couvert d'une voûte, pourvue sur ses côtés de bancs sous lesquels de petites niches permettaient de placer les sandales et les effets personnels ; au centre de la pièce se trouve une vasque à ablutions (voir vue intérieure sud-ouest). Après s'être deshabillés, les baigneurs empruntaient un couloir voûté ceinturant une petite chambre tiède (voir écorché et coupe) ; ce couloir, éclairé par de petite coupoles zénithales, pouvait être fermé par des battants de bois pour conserver la vapeur (2). Avant d'accéder à la chambre tiède elle-même, on trouvait sur la droite une chambre aveugle, à l'usage de latrines (présence d'une canalisation et d'une évacuation).

La salle tiède est couverte d'une belle coupole dont subsistent les premières assises supportées par des muqarnas aux angles ; il y demeure à terre une superbe vasque à ablutions sculptée en étoile.

Au bout du couloir en U, un coude donne sur une porte ouvrant sur la salle d'étuve proprement dite, carrée et couverte d'une coupole sur une rangée de muqarnas portée par des trompes ; on y trouvait autrefois quatre vasques ou lavabos qui ont disparu. Cette salle dallée est encadrée, à l'est et à l'ouest, par deux chambres rectangulaires chaudes pourvues chacune de deux grandes vasques ; ces chambres pouvaient servir aux soins, en particulier à l'épilation.

Enfin, au sud de la salle chaude se trouvait la chaufferie , très ruinée. Elle consistait en une grand réservoir plat à bords surélevés, probablement percé en son centre pour placer une ou plusieurs marmites au-dessus du feu. Il est possible qu'ait existé en plus une conduite d'air chaud alimentée par le foyer, passant sous le dallage de la salle chaude, s'évacuant par une conduite de fort diamètre située à l'angle du couloir d'accès ; c'est en tout cas la supposition faite par Crac 2006 (voir plan des canalisations).

Ce réservoir était alimenté en eau depuis la citerne se trouvant au sud-ouest, par un conduite verticale contrôlée depuis l'escalier sud-ouest. On reconnaît encore deux conduites amenant l'eau à cette citerne ; l'une, fort bien conservée, vient du sud, en direction de la niche d'archère du niveau bas. On peut supposer qu'elle était alimentée par les terrasses des courtines, voire de l'écurie (3).

L'autre conduite arrive à l'angle nord-ouest de la citerne ; il est possible qu'il s'agisse de la canalisation retrouvée lors des fouilles de Krak 2011, même si les auteurs ne semblent pas l'envisager (voir plan niveau 2) (4). Cette canalisation se dirige plein nord, vers le barrage du berqil ; ceci laisse penser qu'un dispositif d'exhaure de l'eau exista au niveau de ce dernier, du type le plus simple de la noria à godets. On y revient dans l'étude du secteur 4.

(1) C'est ce qui semble résulter de la fouille menée par Krak 2011, p.63-70.

(2) Constat fait par Crac 2006, p;297-302, qui étudient de façon nouvelle et détaillée le hammam. Voir aussi Yovitchitch 2009 pour l'étude de ce hammam à l'intérieur d'une synthèse des hammams mamelouks de Syrie..

(3) Crac 2006, p.300-301, (Timm Radt) pose la question de l'utilisation éventuelle d'une citerne creusée existant à l'angle sud-est de l'écurie ; mais l'auteur exclut avec raison cette hypothèse. Pierre Coupel s'était lui aussi interrogé sur l'alimentation de cette canalisation ; il avait imaginé un aqueduc apportant l'eau depuis le sud, en passant par l'un des réservoirs situés dans les fossés. Cette théorie séduisante en plan ne fonctionne malheureusement pas en altimétrie.

(4) Krak 2011, p.63-72.

La tour 46 et le fossé du berqil 

On a eu l'occasion, dans la présentation du secteur 3, de mettre en exergue l'existence passée d'un fossé séparant le secteur 3 du secteur 2 et de la porte aux Lions qui constituait l'entrée du château haut. Ce fossé primitif creusé de façon artificielle prolongeait le grand berqil dont il constituait également la vidange ; il était bordé par les murailles verticales de l'écurie, au nord, et de l'enceinte du secteur 3 au sud. La tour 46 vint se loger précisément entre ces murailles, de façon contemporaine à la construction du hammam ; le fossé a donc quasi disparu et son existence passe inaperçue pour la majorité des visiteurs (voir photo aérienne et vue de dessus ). L'étude de la tour 46 est donc indissociable de celle de cet ancien fossé, par laquelle on commencera.

 

Le fossé du berqil (voir plan niveau 1a et coupe )

On peut voir les restes de ce fossé à ciel ouvert au nord-ouest du secteur 3, après le barrage du grand berqil (secteur 5) ; ce barrage, probablement d'époque mamelouke, s'accroche aux flancs d'un verrou rocheux taillé dans le rocher (1). À l'ouest du barrage, le fossé est encore profond de cinq mètres environ ; cependant, son fond originel se situait deux mètres plus bas, la canalisation de vidange du berqil remblayée par le dessus l'occupant maintenant (voir coupe). Jusqu'à l'époque mamelouke, ce fossé devait être en eau, jusqu'à un barrage primitif construit en basalte, épais de plus de quatre mètres à sa base du fait de deux ressauts successifs. Ce barrage percé d'un canal de vidange porte les départs de l'arc segmentaire du pont d'accès à la barbacane de la tour aux Lions.

Au-delà du barrage oriental, le fond rocheux du fossé dévale rapidement vers l'est ; on peut le voir encore sur cinq mètres de longueur entre le barrage oriental et la face ouest de la tour 46 (voir coupe). Dans cette zone  à laquelle on accède par la tour 46, l'ancien fossé a été couvert à l'époque mamelouke par une voûte (2) ; à l'intérieur de cette salle, on reconnaît parfaitement les anciens glacis consécutifs de la tour aux Lions et de sa barbacane occidentale.

Plus à l'ouest, l'ancien fossé a été totalement oblitéré par la construction de la tour 46, puisque son fond a été entièrement maçonné pour ménager le long escalier voûté en berceau descendant à la poterne est de la tour 46. Cependant on voit encore, à l'intérieur de la tour 46, les glacis de l' escarpe de la tour aux Lions appareillés en pierre de taille, et ceux de l'escarpe de l'écurie 26 , appareillés en moëllon, contre lesquels les constructeurs mamelouks ont appuyé leurs maçonneries (voir coupe).

Il faut donc faire oeuvre d'imagination pour se représenter ce fossé étroit et profond qui protégeait le château au sud-est (voir restitution d'ensemble à la fin de l'époque franque ; restitutions de détail ).

 

L'escalier et la poterne de la tour 46 (voir plan niveau 2 et coupe )

À la fin de l'époque franque, on pouvait accéder à ce fossé par la  poterne percée dans la courtine nord de l'enceinte du secteur 3. La construction du hammam et de la tour 46 modifièrent profondément cette situation ; on créa, au niveau du palier desservant le vestiaire du hammam, une rampe droite sud-nord voûtée en berceau, dévalant les escarpements du fossé pour rejoindre le grand escalier ouest-est installé dans le fond de ce dernier (voir écorché). Juste avant cette jonction, la rampe sud-nord donne accès directement à la  salle basse de la tour 46.

Le grand escalier ouest-est comprend une rampe montant à l'ancien fossé décrit ci-dessus, qui reçut sa voûte en même temps qu'on construisait la tour ; la porte ouvrant sur cet espace désormais voûté était placée sous le regard d'une fente de jour desservie au niveau supérieur.

De l'autre côté, la longue rampe descendante servait à la fois de canal de vidange pour le berqil, et de descente vers une poterne basse. Celle-ci est restée enfouie jusqu'en 2008 (elle l'était déjà sous Paul Deschamps) ; les travaux d'aménagement de la route située juste au-dessous de la tour n'ont malheureusement pas amélioré sa visibilité.

  

Le niveau bas de la tour 46 (voir plan niveau 1a et coupe )

Pour donner accès aux salles basses de la tour 46, les constructeurs mamelouks superposèrent à la première série de rampes d'escalier une seconde série décalée d'un niveau (voir écorché). On y accède par une volée de marches placée le long de la courtine nord, arrivant au niveau de l'ancienne poterne franque nord ; et de là, une rampe droite fut construite au-dessus de la voûte de celle du niveau inférieur (voir restitution depuis le sud-est ).

Cette rampe parvient à un palier distribuant deux escaliers. À gauche, vers l'ouest, une volée montante donne accès une chambre trapézoïdale couverte d'un berceau brisé appuyé au glacis de la tour aux Lions ;  elle s'éclaire vers le fossé voûté à l'ouest, et un escalier assez étriqué placé le long de son côté sud la met en communication avec le niveau supérieur.

À droite, vers l'est, le palier dessert une volée descendante, qui donne accès à la chambre principale du niveau bas par trois marches en demi-cercle. Cette chambre possède, comme on l'a vu plus haut, une connexion directe avec l'escalier inférieur menant à la poterne basse, de telle sorte qu'elle communique avec les deux séries d'escaliers superposés. Une grande arcade délimite intérieurement une niche très large abritant deux archères donnant à l'est, ainsi qu'un petit jour ménagé au coin rentrant avec la courtine est franque.

On s'interroge sur la fonction de cette chambre et de celle qui lui est associée par derrière ; comme l'a remarqué Timm Radt dans Crac 2006, l'escalier à marches semi-circulaires étonne par son caractère décoratif dans une salle au demeurant sombre et sans grand attrait. Et la touche résidentielle qu'il tend à conférer à l'espace se trouve démentie par l'atmosphère froide et humide qui règne dans la pièce, du fait de sa proximité avec le fossé couvert où l'eau du berqil suinte sur les parois et sur le sol.

 

Le niveau haut de la tour 46 (voir plan niveau 2 et coupe )

Alors que les niveaux inférieurs de la tour 46 sont accessibles depuis la terrasse du hammam, l'accès au niveau supérieur est nettement individualisé, conférant à ce niveau un caractère quasi indépendant du reste de l'édifice - si ce n'est par le minuscule passage qui le relie au niveau inférieur (4). C'est en fait en utilisant la terrasse située au-dessus de la voûte orientale que l'on parvenait à un étroit escalier descendant le long de la face sud de la tour aux Lions (5) ; à la base de l'escalier, on reconnaît le sommet du glacis de cette tour, appareillé en belles pierres lisses de grand appareil.

On pénètre ainsi dans une grand espace formé d'un carré central voûté d'arêtes, encadré au nord, au sud et à l'est par de hautes niches voûtées formant des iwans (voir écorché). La plus spectaculaire est celle qui s'ouvre vers l'est , encadrée par deux petites chambres d'angle à archères. Le fond de cet iwan est percé de deux archères dont le rôle était tout autant de permettre la défense que d'éclairer la salle ; elles sont d'ailleurs complétées par un jour haut placé dans la paroi est. L'archère sud est particulièrement remarquable, puisque sa voûte est ornée d'un décor de festons en coquille Saint-Jacques ; si ce décor ne suffisait pas à qualifier l'espace de résidentiel, le dispositif pourvu d'un conduit biais ménagé dans le mur entre les deux archères, probablement un lavabo, vient le confirmer (5).

À cet espace résidentiel est directement adjointe une chambre totalement aveugle, accessible par deux portes, l'une au centre du mur ouest et l'autre dans l'iwan sud (voir écorché) ; cette chambre arrière communique par le petit escalier déjà mentionné avec la chambre arrière du niveau inférieur. Une autre chambre, accessible par un long couloir depuis l'iwan sud, était également aveugle et devait servir pour le stockage.

 Ce superbe appartement privé conçu de façon indépendante était probablement destiné à un dignitaire de la garnison du château mamelouk. Il est remarquable de noter sa situation à proximité immédiate du hammam, mais de constater en même temps que l'accès à ce dernier depuis l'appartement, s'il était possible par l'intérieur de la tour, était plus que malaisé, rendant peu probable la connexion fonctionnelle entre l'une et l'autre. 

(1) Nous faisons l'hypothèse, dans les chapitres consacrés aux secteurs 4 et 5, que le verrou rocheux portait primitivement le pont d'accès à la barbacane de la tour aux Lions, la langue rocheuse avançant depuis le sud servant, en quelque sorte, de pile, par analogie à l'entrée du château de Saône..

(2) Nous revenons plus loin sur ce voûtement, en évoquant la construction de la tour 46.

(3) Dans l'angle de la salle annexe à l'est qui va être décrite ci-dessous.

(4) En fait, les deux circulations se débranchaient au niveau de l'angle nord-est de l'enceinte primitive : soit l'on continuait tout droit vers l'est en empruntant les deux marches descendant à la terrasse du hammam et aux escaliers descendants aux niveaux inférieurs de la tour 46, soit on partait à gauche, vers le nord, sur la terrasse arrière de la tour 46 pour gagner l'escalier du niveau haut.

(5) Dans un contexte franc, la forme évidée en demi-cylindre de ce dispositif aurait fait pencher plutôt pour une latrine ou un urinoir, d'autant que l'orifice extérieur est en pente, à la manière de latrines à conduit biais fréquentes dans la construction franque. Néanmoins, une telle interprétation serait probablement non conforme aux principes édictés par la religion musulmane. Crac 2006, p.303, penche pour une simple évacuation d'eau.

 

Résumé et conclusions de l'analyse (voir restitution est, restitution ouest)

Le secteur 3 était primitivement totalement extérieur à la forteresse, constitué par des escarpements situés à l'est, sous l'enceinte de la basse-cour des écuries sud ; il était séparé de la basse-cour des écuries est par un fossé creusé dans le rocher dont ne demeure aujourd'hui visible qu'une très petite partie, située entre le pont franc et la face occidentale de la tour 46, sous une voûte mamelouke.

Durant la période d'occupation franque, une enceinte à murs extrêmement épais fut bâtie de ce côté pour protéger le flanc est trop accessible, comme on le faisait à la même époque au nord de la tour 29 ; on terrassa son intérieur, et on la pourvut de deux poternes à but purement utilitaire.

Cette enceinte fut dotée de murs d'élévation différente : au nord, on la limita à un simple chemin de ronde pourvu d'une bretèche-latrines à cinq orifices, afin qu'elle reste sous le commandement de la terrasse des écuries 26 ; à l'est, elle fut pourvue d'un niveau à profondes archères à niche, d'un niveau à galerie voûtée, et d'un chemin de ronde crénelé ; enfin au sud, du côté de l'attaque, on l'éleva d'un niveau supplémentaire pour faire front vers le plateau. Les archères étaient toutes pourvues d'étriers, suivant l'usage dans cette campagne de construction.

L'époque de construction, nécessairement franque du fait de la présence d'étriers systématiques, ne peut être fixée que de façon analogique, par comparaison avec les éléments de fortification de même type - tout particulièrement l'enceinte à galeries du secteur 7, qui fut le dernier élément bâti dans la chronologie franque (1).

Ce secteur ne paraît guère été affecté lors du siège. Il fut restructuré en profondeur, tant pour des besoins défensifs que pour les impératifs d'hygiène imposés par la culture musulmane. Pour la défense, les courtines est et sud furent surélevées et pourvues chacune d'une galerie voûtée supplémentaire, ainsi que d'un chemin de ronde à bretèches ; probablement le projet initial était-il plus ambitieux encore, mais il ne paraît pas avoir été mis à exécution. De façon plus radicale, l'ancien fossé séparant la basse-cour sud-est des écuries, au nord, fut comblé par la tour 46, de façon à offrir une front continu à l'est ; il fallut néanmoins réserver à la base de la tour un long passage voûté, occupé par un escalier, pour permettre la vidange du berqil, et accessoirement offrir un accès externe pour ce secteur.

Les constructeurs mamelouks tirèrent profit de la situation altimétrique favorable du secteur pour y implanter le hammam ; il pouvait être alimenté par les canalisations d'eau de pluie venant des terrasses voisines, ainsi que peut-être par une noria fonctionnant au droit du barrage du berqil. Ce hammam, prévu pour accueillir une dizaine de baigneurs en même temps, a été  conçu de façon compacte et optimale, probablement pour les besoins de la garnison (1). Avec adresse, l'architecte combina la desserte "civile" du hammam avec les impératifs défensifs en ménageant une galerie periphérique voûtée longeant les anciennes courtines franques à l'est et au sud.

À côté du hammam, la tour 46 jouait un rôle tout à fait particulier. Évidemment défensive au premier chef, elle n'en accueillait pas moins un appartement de dignitaire à son étage haut ; celui-ci se trouvait pourtant en contrebas de la cour du hammam, et plus encore de l'entrée par la tour aux Lions. L'appartement n'était pas directement connecté au hammam, de telle sorte qu'il est difficile de lier sa fonction à l'usage de ce dernier ; on peut supposer seulement qu'il fut la résidence d'un émir siégeant au château. Probablement cet appartement a-t-il perdu une partie de son décorum, ne serait-ce que du fait de la disparition des enduits qui certainement tapissaient ses murs ; cependant, le luxe dans le décor sculpté et l'aménagement de l'espace confirment son statut élevé qu'on ne retrouve nulle part ailleurs dans la forteresse.

Est-ce de ce fait que les circulations menant aux niveaux inférieurs ont été réalisées avec des dimensions plus que confortables, si l'on en juge par la largeur et la hauteur des escaliers, même les plus utilitaires ? De même, le petit escalier à marches semi-circulaires montre bien le soin apporté à la réalisation, même si, selon toute vraisemblance, le niveau bas qui bénéficie d'un dispositif similaire n'avait pas une fonction résidentielle de même niveau que l'étage supérieur.

 

(1) Krak 2011, p.289, a curieusement contesté cette datation proposée dès 1934, reprise depuis par tous les auteurs tant elle paraît évidente. On peut s'étonner que l'auteur ait totalement négligé l'analyse des caractères architecturaux pour se contenter d'un raisonnement spécieux, en vue de démontrer que l'enceinte aurait été établie à l'époque mamelouke. Cette erreur prend une dimension regrettable dans les restitutions 3D.

(2) Ce type de hammams "de garnison" était courant, comme l'a montré Cyril Yovitchitch dans son étude consacrée aux bains dans les forteresses musulmanes (Yovitchitch 2009). Néanmoins, le doute existe souvent entre des installations réservées aux seuls dignitaires, ou à l'ensemble de la soldatesque. Dans le cas du Crac, il ne semble pas que la question se pose ; cependant, il n'est pas impossible que d'autres installations aient existé dans la forteresse, si l'on en juge par le nombre de bains mis au jour par Balazs Major lors de ses fouilles au Marqab (Major 2009).